Clotilde Lebas
Anthropologue indépendante
02/12/24
Pauline - Quelle méthode d'enquête scientifique ou sociale appliquez-vous lors de la collecte de témoignages ?
Clotilde - L'entretien ne se suffit pas à lui-même, qu’il doit compléter, venir faire dialoguer des observations réalisées sur le terrain. Ces observations, et le partage du quotidien, sont essentielles à la bonne collecte d’un témoignage. En fonction des problématiques qui émergent ensuite, les entretiens sont plus ou moins cadrés, plus ou moins complets. Quand j’ai réalisé ma thèse, par exemple, j'ai travaillé avec des femmes qui vivaient des situations conjugales violentes, et je les ai rencontrées dans leur quotidien. Ce n’était évident ni pour elles ni pour moi. Je les ai suivis dans leurs espaces personnels, dans leur déplacement. Ma présence auprès d’elles n’était pas propice à certaines situations, évidemment. Après avoir construit la relation, j’ai créé ce moment artificiel qui est celui de l'entretien.
Quel est ce processus d'entretien ?
Les entretiens que je mène sont le plus ouverts possible. L’idée c’est que la personne puisse prendre le contrôle de l'entretien. Moins je pose de questions et plus l'entretien me convient. Faire des entretiens à répétition permet d’affiner au fur et à mesure l’expression de la personne. J’ai tout de même une liste de questions raisonnables, ouvertes, que je pose de nouveau à chaque entretien, afin de créer une continuité, d’approfondir les choses via la relation que l’on tisse. Je pose par exemple davantage la question du “comment” que celle du “pourquoi”. Le “comment” vise à recueillir le récit d’un processus. Il permet de comprendre l’ensemble des décisions de la personne, qui ont fait sens et composent aujourd’hui la personnalité que j’ai en face de moi.
Il y a aussi un préalable à la rencontre. Les personnes et l’environnement dont je fais la connaissance participent à mon appréhension du lieu. C’est essentiel à la réalisation d’une collecte pertinente. Je prends ensuite le temps de rencontrer les personnes, de me présenter et de présenter mes intentions et ma méthodologie de travail. Cela permet de créer une relation, qui favorise un réel savoir anthropologique.
Comment vous rapprochez-vous de ce terrain, de cet environnement ? Quelqu’un vous y introduit, vous recommande des témoins potentiels ?
Lorsque je collecte des témoignages pour une commande mémoriale, on m’indique souvent des associations. Je ne passe pas par elles pour produire un témoignage. Je m’imprègne de l’expérience de l’association, mais je vais collecter les témoignages moi-même. Je fais en sorte qu’il n’y ait pas de média entre le témoin et moi. Ce qui m’importe, c’est que les personnes aient envie de témoigner. Parfois un organisme m’oriente vers telle personne, en m’indiquant qu’il serait intéressant que je la rencontre, mais je ne crois pas trop en ce processus. Je ne crois pas qu’il y ait une personne plus pertinente qu’une autre à interroger. J’utilise plutôt l’association pour tisser du lien, me rapprocher des habitants et faciliter mon entrée dans la vie d’un quartier par exemple. Cela me permet de signifier ma présence aux habitants pour créer une relation en douceur, qui sera d’autant plus pertinente. J'essaie vraiment de ne pas perturber ou modifier le quotidien des témoins. Une fois la relation tissée, je pourrais déclencher un enregistrement.
Merci,
Comment est-ce que vous procédez lorsque vous recueillez des avis en opposition ? Est-ce que vous les recueillez dans la tension ou la neutralité?
Je n’ai jamais recueilli ce genre de choses. En fait, je rencontre des personnes qui ont le désir de témoigner, je ne vais pas vraiment chercher d’avis spécifique juste pour “compléter” une collecte. La notion même de compléter ne se justifie pas dans le processus. Je ne fais que répondre à une demande, je n’articule pas les témoignages ensuite. Ce n'est pas une matière pour moi, c’est un objet qui existe pour ce qu’il est. Je ne construis pas de savoir anthropologique. Je ne cherche pas à documenter une question de société contemporaine
De plus, la démarche de l’anthropologue est assez complexe humainement. Faire du terrain, ça signifie partager le quotidien des gens. Mais se pose aussi la question de l’écoute. Comment fait-on pour écouter quelqu’un avec lequel on n'est pas d’accord ? Je privilégie des terrains pour lesquels j’ai de l’affinité. Pour l’instant je n’en ai pas la force, mais j’aimerais un jour, par exemple, écouter le récit d'un homme auteur de violence conjugal. Est ce que je suis capable d’écouter un homme me raconter son rapport à la violence?
Merci,
Est-ce que vous voyez des innovations possibles en termes de collecte ?
Les entretiens téléphoniques ou en visio, par exemple, pour moi, sont des évolutions technologiques qui appauvrissent le processus d’enregistrement. Est-ce qu’un entretien qui ne se produit pas physiquement permet réellement de capter tous les éléments non verbaux, la gestuelle, les silences, les expressions faciales ? Il y a toute une partie sensible qui n’existe plus.
Se pose aussi la question de l’outil intelligence artificielle pour la retranscription des entretiens. C’est un gain de temps important, néanmoins on perd beaucoup de l’émotion de la voix, des expressions, des accentuations. L’innovation ne doit pas perdre le vivant.
Merci beaucoup !