Elisabeth Jolys-Shimells
Responsable du service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration
26/11/24
Pauline - Quelle est votre politique d’acquisition des témoignages pour le musée ?
Elisabeth - Actuellement, nous acceptons toutes les propositions de témoignages spontanées. Nous faisons aussi parfois des collectes de dons temporaires et plus intenses. Prenons l’exemple de l’exposition Galerie des dons. Au départ c’était à la fois une salle d’exposition, et un dispositif d'incitation au don de témoignage, ouvert aux visiteurs. Elle a permis de générer des dépôts d’objets et de témoignages. Il s’agissait au départ de dépôts, donc temporaires, qui se sont transformés en dons, donc pérennes, dans le but de simplifier la démarche de collecte qui devenait une machine infernale. C'était vraiment un objet de médiation extraordinaire, mais ce système de collecte a assez vite montré ses limites.
C'est-à-dire?
Le responsable avant moi ne trouvait en fait pas équitable de patrimonialiser des objets sans que les gens aient vu et compris ce que ça signifiait d’être exposé dans un musée national. Sauf que ça demandait un travail de médiation trop important de former tous ces dépositaires, pour un projet qui n’était que temporaire. C’est contre-productif. Additionnellement la galerie des dons ne permettait la collecte que de témoignages de personnes proches du musée, puisqu’il fallait avoir visité l’exposition pour participer. On accentuait, via ce processus, l’invisibilisation de personnes marginalisées.
Comment procédez-vous lorsque vous procédez à d’autres formes de collecte, pour éviter cette invisibilisation ?
On essaie d’éviter de passer par des chercheurs experts extérieurs au terrain pour prélever et collecter des choses. On passe plutôt par des porteurs de projets mémoriels tels que des journalistes ou des associations. Souvent ils contactent le musée pour leurs projets, pour obtenir des soutiens financiers par exemple, et on finit par créer une sorte de collaboration. On finance leur projet en échange de la pérennisation de leurs recherches dans le cadre institutionnel. Ils sont une sorte de passeur entre nous et les communautés concernées. Le choix des témoins se construit au sein de ces associations, qui nous transmettent des témoins potentiels. On se charge ensuite de la médiation et de la captation auprès des témoins. Cela permet de faciliter le rapport aux droits ou aux formats.
De quels formats parlez-vous ?
On essaie de travailler sous forme de vidéo parce que ça incarne plus le témoignage, et c’est plus simple à valoriser qu’un texte dans le cadre du musée. C’est une contrainte que nous imposons aux témoins, afin de les valoriser.
Les témoins bénéficient-ils d’une forme de formation au préalable, pour conscientiser leur exposition institutionnelle ?
On ne forme pas les témoins, mais on prend le temps de communiquer, de créer une relation avec eux pour construire un témoignage pertinent. La seule manière de légitimer la présence de ces témoignages subjectifs au sein des collections nationales est qu’ils soient là pour eux-mêmes. C’est donc aux témoins de faire des propositions qui soient pertinentes par rapport à l'histoire qu’ils veulent transmettre. Ils choisissent l’intégralité des documents et les documentent. Au stade de la proposition, ils sont libres de dire ce qu’ils veulent. À ce propos, ils sont entièrement responsables de leurs paroles. Nous n’écrivons rien à leur place, justement dans cet objectif.
Ils sont responsables juridiquement de leurs actions ? Vous créez donc une sorte de contrat avec le témoin ?
On accorde beaucoup d’importance au cadre du témoignage. On produit effectivement des contrats avec les témoins, qui protègent leur témoignage, et leur permettent de conscientiser l’exposition de ce dernier. Pour moi c’est important de ne pas prendre les gens en défaut, et de libérer le musée de nombreuses contraintes à petites échelles. Donner ne veut pas dire être exposé, et encore moins être exposé comme on veut. Ca veut dire perdre en totalité le pouvoir sur les objets, et en partie sur le témoignage. Les personnes doivent être conscientes de cela.
Peut-on exposer des propos non déontologiques au musée ?
Tant que ça ne tombe pas sous le coup de la loi, rien ne peut être censuré. Grâce au contrat, les témoins sont responsables de leurs actes et de leurs mots. A partir de ce moment, si ça se justifie par un contexte socioculturel, ils peuvent être exposés. Nous appliquons cependant une forme de neutralité déontologique en ne mettant pas de budget dans l’achat de témoignage de ce genre. C’est une politique inspirée de celle du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Mais nous accueillons tous types de témoignages spontanés. C’est important pour nous d’offrir les mêmes possibilités à tout le monde.
Comment sélectionnez-vous les témoignages pour une exposition?
Pour moi, toutes les histoires personnelles peuvent apporter à l’exposition. Je vais vraiment à l’encontre des principes d'entomologie. Ça ne fait pas sens en termes de mémoire d’avoir une représentativité absolue, une égalité de parole entre genres ou nationalités par exemple. Aucune histoire n’est comparable à l’autre. Les historiens sont parfois embêtés par la non-représentativité des témoignages. Et, en effet, ça pose question de choisir d’exposer tel ou tel témoignage, qui ne remplit pas toutes les cases d’un sujet complexe. Mais c’est de la mémoire, donc c’est légitime.
Et, partant de ce principe, pensez-vous donc qu’il y ait des témoignages plus légitimes que d’autres à exposer ?
Les témoins viennent parler de leurs expériences personnelles, de leur parcours de vie. Chaque vie est légitime, ne serait-ce que par sa singularité. En revanche, si les témoins commencent à donner leur vue sur un fait qu’ils n’ont pas directement vécu, dont ils n'ont que l’expérience du préjugé, ils ne sont plus légitimes. Le musée a pour rigueur de partir de faits scientifiques approuvés. C’est un lieu de confiance et de science. Ce n’est pas l’agora. On n’invitera pas un platiste à s'exprimer, par exemple.
Vous arrive-t-il de traiter de débat actuels dans vos expositions ?
Il me semble compliqué de travailler sur des choses trop récentes. Les témoins doivent avoir du recul sur les situations pour pouvoir témoigner d’une bonne manière, une manière avec laquelle ils sont en accord et en paix. C’est très précieux de capter une parole sensible, mais est-ce une méthode pérenne ? Les témoins ne doivent pas être en position de vulnérabilité. De plus, le témoignage est très volatil. On a capté une parole à l’instant T, mais le témoin va continuer à évoluer, prendre du recul sur son expérience. On essaie justement de faire en sorte que les personnes conscientisent le fait de créer une parole publique. Cela passe par la conception d’un dispositif de captation qui fait que les gens font bien la différence entre la relation interpersonnelle et le musée.
Additionnellement, ces discours sont très médiatisés. Nous essayons de lutter contre ça. On évite d’exposer la politique actuelle, par exemple, pour ne pas accentuer des biais non démocratiques. En ce sens, on ne va pas chercher la parole politique.
Merci.
J’ai une dernière question. Est-ce que vous avez déjà envisagé la co-construction d’expositions avec les témoins ?
Toutes ces expériences d’exposition co-construite que je connais n’aboutissent pas à un résultat satisfaisant sans avoir mis à feu et à sang l'institution. On ne peut pas déléguer l'éditorial. Toute la responsabilité du musée, c’est son discours. L’enjeu de co-construction se joue plutôt à la racine, lors de la production du témoignage. Si on était plus ouvert lors du processus d'institutionnalisation, et qu’on mettait plus à disposition l’information, les gens pourraient se saisir plus facilement des choses, et produire avec plus de conscience leur témoignage. On a tendance à verrouiller nos contenus puis à vouloir faire une exposition à 50, mais c’est une tâche très complexe. Mais au-delà de ça, la gouvernance des institutions n’est pas faite pour co-créer. La responsabilité n’est pas partagée in fine et c’est le chef d’établissement qui prend toute la responsabilité. C’est difficile de demander d’avoir une gouvernance partagée lorsque la prise de risque ne l’est pas. La part de liberté du témoin se trouve uniquement dans le cadre de sa responsabilité, dans son témoignage.
Merci beaucoup !
Exposition Galerie des Dons - Musée National de l’Histoire de l’Immigration