Le musée de société est une forme récente d'institution culturelle. Ses origines remontent à la seconde moitié du XXème siècle, une époque où les musées traditionnels, type beaux-arts, sont de plus en plus contestés pour « leur vision passéiste » 1 et leur manque d'inclusivité, selon la conférencière Linda Idjeraoui-Ravezes. Le terme de « musée de société » est verbalisé pour la première fois par Eliane Barroso et Emilia Vaillant en 1993 lors du colloque « Musées et Sociétés » 2 de Mulhouse.
La vocation des musées de société s'inscrit dans un mouvement de mutation profond du rôle des musées des années 1980 : la « nouvelle muséologie ». Cette dernière visait à transformer la muséologie en une discipline au service de la société, engagée et interdisciplinaire. Comme le souligne Christopher Günter, conférencier à l’Université de Saskatchewan, « le musée ne devait plus être avant tout au service d’une discipline (histoire, anthropologie, esthétique, sciences naturelles), mais au service de l’éducation populaire » 3 , cherchant ainsi à promouvoir l’émancipation des populations locales et à offrir des perspectives nouvelles sur les rapports entre savoirs, communautés et territoires.
Alors que les témoignages et les points de vue personnels étaient considérés comme de simples matériaux, les acteurs de la nouvelle muséologie inversent la tendance en les plaçant au centre, comme fondement du propos. Il s’agit de créer un espace de dialogue, où les savoirs académiques rencontrent les savoirs vécus des populations. Cette dynamique relationnelle est une clé de voûte des musées de société, qui se positionnent non pas comme les temples d’un savoir imposé, mais comme des médiateurs, entre savoirs institutionnels et expériences humaines.
Les valeurs des musées de société, comme les principes de la nouvelle muséologie, sont inspirées du modèle de l'écomusée, lancé par Georges Henri Rivière au début des années 1950. Georges Henri Rivière, théoricien de l’écomusée, décrivait cette institution comme « un miroir où la population peut se reconnaître, où elle recherche l’explication du territoire auquel elle est attachée » 4 . Cette approche a inspiré les musées de société, qui ont rendu visibles des mémoires et des savoirs souvent marginalisés ou oubliés par les musées traditionnels. Le musée doit être considéré comme un moyen, non pas d’une fin. Il doit être, à la fois, un lieu de savoir et un espace d'action.
En ce sens, le musée de société a muté plusieurs fois pour s’adapter aux changements sociétaux. Il a évolué une première fois grâce à la nouvelle muséologie puis en cherchant de nouvelles manières de présenter son temps, notamment via des expositions participatives, co-construites avec le public, ou encore en élargissant ses collections aux objets intimes et quotidiens du public.
La vocation du musée de société rencontre cependant des difficultés à s’accomplir pleinement. L'anthropologue Jean-Claude Duclos souligne le paradoxe suivant : « jusqu’où le musée de société peut-il évoluer et se transformer sans renier les principes sur lesquels le musée se fonde ? » 5 . Ces principes font référence aux devoirs de validité scientifique et de démocratie institutionnelle des musées, qui, d’après Jean-Claude Duclos, semblent faire obstacle à la vocation des musées de sociétés.
Jean-Claude Duclos observe également que la bienséance, résultant du devoir institutionnel de démocratie, limite les possibles, et ainsi la représentation de la complexité sociétale. En effet, la bienséance pousse au conventionnel, or, le social ne rentre pas toujours dans le conventionnel. Ces adversités, malgré qu'elles soient reconnues par les musées de société, ont pour résultat de le figer. Cependant, pour être pleinement sociaux, nous l’avons vu, ce dernier a besoin d’évoluer en permanence, avec la société.
Pour inspirer des voies d’évolution possibles pour le musée de société, intéressons-nous aux attentes de notre époque. Nous l’avons vu, le musée de société est un lieu d'expression sociale. Parmi les enjeux sociétaux susceptibles de redéfinir ses pratiques, émerge une nouvelle forme d’expression personnelle impulsée par les réseaux sociaux. Bien que modéré à échelle nationale, ce mode d’expression offre à chacun une parole sans filtre ni entrave. En permettant l’accès à une multitude d’informations, il revendique le libre arbitre et la libre expression. Il questionne de la sorte les rapports aux savoirs établis, les hiérarchies de l’information et les conventions. Comme le souligne le sémioticien Eric Bertin, « les médias sociaux permettent de passer de spectateurs à acteurs, définissant le public comme une partie intégrante du contenu médiatique » 6 . Cette forme d’expression évolue en un nouveau besoin sociétal.
Et si l’évolution du musée de société allait elle aussi vers un espace dédié à une expression individuelle libre ? Cela lui permettrait-il de représenter sa fonction sociétale d’espace de dialogue, conformément aux modèles qui régissent la société ? A l’heure où les conventions et les hiérarchies sont bouleversées, ne pourrait-il pas muter en suivant cet exemple, incarnant le besoin social ? Quels dangers présente cette entreprise pour l'institution muséale ? Deux questions se posent alors : comment concrétiser cette évolution et quelles pratiques remet-elle en question?
Pour opérer cette évolution, les musées de société doivent de nouveau repousser leurs limites et évoluer. Comment cela pourrait-il se manifester cette fois ? Trois outils narratifs sont mis à notre disposition pour mener à bien cette investigation.
Le premier outil est un objet muséal : le témoignage. Parmi les moyens employés par le musée de société pour matérialiser l’expression sociale, un outil porte particulièrement l’ADN de la nouvelle muséologie. Il s’agit du témoignage. Selon le sociologue Renaud Dulong, le témoignage est une forme de « récit de vie effectué dans des circonstances formelles ou informelles, justifiant d’un événement passé » 7 . Le témoignage est un objet d’exposition particulier. Lorsque nous parlons de témoignage, nous parlons autant de récits qui peuvent prendre la forme d’écrit, de vidéo, de photographie, ou de création artistique. Le témoignage représente un point de vue singulier, tiré d’une expérience commune. Il se situe à la croisée de l'expérience individuelle et de la mémoire collective, tout comme le concept du musée de société. Le témoignage est, d’après la muséologue Noémie Drouguet, « de plus en plus souvent présenté comme un objet patrimonial à part entière » 8 , et représente ainsi un objet émancipé, imageant la vocation du musée de société. Pour toutes ces raisons, il serait intéressant d'explorer les potentialités et les limites du témoignage afin d’éprouver le cadre du musée de société.
Le deuxième outil est un mode d’application : la scénographie. Cette dernière présente un fort potentiel de médiation pour traduire notre réflexion. En effet, il s’agit d’un support narratif dédié au public, servant à matérialiser des relations évidentes ou plus complexes, entre des sujets intellectuels et des documents. Elle représente un outil capable de mettre en dialogue les différentes voix qui composent le musée.
Le troisième outil est un concept : la radicalité. Celle-ci s’appliquerait à l’exposition du témoignage dans le cadre du musée de société. Explorer les extrêmes permet de relever les problématiques engendrées pour y parvenir et ainsi de constater quels éléments sont mis à l’épreuve, et lesquels ne le sont pas, afin d’explorer en profondeur les composantes du musée de société. Les éléments mis à l’épreuve seront nécessaires à conserver, tandis que les éléments qui ne subissent pas la radicalité présenteront les lieux de modifications possibles pour permettre une évolution optimale des musées de société.
Nous tenterons de concrétiser l’évolution du musée de société en conjuguant ces trois outils, via l'expérimentation de l’exposition radicale du témoignage qui représente une forme d’émancipation de l’expression sociale. Lors de cet exposé, nous étudierons la question suivante : Les musées de société peuvent-ils exposer des témoignages de façon radicale tout en restant fidèles à leurs engagements institutionnels et moraux ?
Pour mener à bien notre recherche, nous étudierons, dans une première partie diagnostic, l’exposition actuelle du témoignage visant à intégrer des points de vue diversifiés. Il s’agira d'analyser des principes d’expositions afin de déduire des usages à questionner via l’exposition radicale du témoignage.
Dans une deuxième partie problématique, nous définirons et développerons l’hypothèse de l’exposition radicale du témoignage. Cette approche nous permettra d’analyser en profondeur les diverses composantes et problématiques du musée de société, afin de déceler les possibles leviers d’évolution.
Enfin, dans une troisième et dernière partie programmatique, nous questionnerons les lieux privilégiés de l’expression personnelle sur lesquels construire les bases d’un projet de design d’exposition.
1 Idjeraoui-Ravez, L. Le témoignage exposé : du document à l’objet médiatique, La collection Communication et Civilisation, 2012, p 22
2 Barroso, E., Vaillant, E. Musées Et Sociétés Actes Du Colloque Mulhouse Ungersheim Juin 1991 Répertoire Analytique Des Musées Bilans Et Projets 1980-1993, édition : Association Musées Sans Frontières, 1993.
3 Gunter, C. “La nouvelle muséologie comme mouvement politique : sa production et sa réception en France et au Québec”. Culture and Local Governance / Culture et gouvernance locale, 2019, p51. consulté le 22/10/24, article publié en ligne sur le site « uottawa.scholarsportal »
4 Rivière, G-H et al., La muséologie selon Georges Henri Rivière : cours de muséologie : textes et témoignages, Dunod, 1989.
5 Duclos, J-C. Les Écomusées et la nouvelle muséologie, paru dans Actes des premières rencontres nationales des écomusées, Grenoble, Agence régionale d’ethnologie Rhône-Alpes, 1990, p.62
6 Bertin, E. “Comment les réseaux sociaux changent nos manières de penser et d’agir”. Publié le 15 janvier 2024, Consulté le 18/11/24, article publié en ligne sur le site « la grande conversation »
7 Dulong, R. Le témoin oculaire: les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris : EHESS, 1998
8 Drouguet, N. Le musée de société, De l’exposition de folklore aux enjeux contemporains, collection : sciences humaines et sociales, édition : Armand Colin, 2015, p 167
Figure 1.
Elaboration du musée de société
Figure 2.
Le musée de société : lieu de savoir et d’action
Figure 3.
Une particularité du témoignage