Suite au diagnostic réalisé dans la partie précédente, nous avons déduit cinq leviers à questionner, représentant des barrières à l’évolution du musée de société vers l’expression individuelle libre. Dans cette partie problématique, nous théoriserons le futur du musée de société en employant la radicalité comme méthode de recherche. Cette démarche nous permettra d’identifier des outils d’évolutions, allant dans le sens d’un espace d’expression individuelle libre.
a. Qu’engage une exposition radicale du témoignage ?
Commençons par resituer notre objectif. Quel réel intérêt peut présenter l’expression sociale débridée dans le cadre du musée ? Nous l’avons énoncé, le musée de société est un lieu qui présente la société actuelle et les problématiques de son temps. Le musée de société peut voir en l’expression, qui est un outil anthropologique, un biais d’évolution. L’ICOM décrit que : « Depuis plusieurs décennies, le musée de société se réinvente dans une dynamique démocratique, passant d’un temple à un forum, voire à un laboratoire » 1 . De ce fait, en admettant et en adoptant des modèles d’expression non institutionnalisé, le musée de société se réinvente démocratiquement, et fait l’expérience de futurs sociétaux possibles, remplissant ses fonctions.
Explorer la radicalité permet de relever les problématiques engendrées pour parvenir à notre but et ainsi constater quels éléments, mis à l’épreuve, seront nécessaires à conserver, et lesquels ne le sont pas, présentant les lieux de modifications possibles. La radicalité s'exprimera ici via la face sociale du musée de société, représentée par le témoignage, objet muséal pleinement ancré dans l’expérience vécue. Cette démarche permettra d’éprouver la face institutionnelle du musée afin de déduire ce qu’il est nécessaire de conserver, ou de limiter, pour concrétiser l’hypothèse de la libre l’expression individuelle.
Pour comprendre comment s’applique la radicalité, commençons par définir la plus value du témoignage comme objet muséal privilégié pour réaliser notre expérience. Nous l’avons vu, il s’agit d’un objet de récit subjectif et personnel. Lorsqu’ils sont plusieurs, les témoignages peuvent évoquer une grande variété de propos, et représenter la diversité des points de vue. Il s’agit d’un objet muséal changeant et insaisissable, c'est-à-dire qui représentera toujours davantage qu’un contexte d’exposition. S’il n'est pas modéré, il peut témoigner de la réalité du monde sans filtres, sans conventions, et ainsi, peut être, être au plus proche de la société et de ses demandes. Il représente l’évolution permanente de la société, c’est de cela dont peut s'inspirer le musée de société pour muter. En ce sens, Linda Idjeraoui-Ravez précise que les mémoires : « s’expriment et se répondent pour faire émerger des points de vue divergent et complémentaires sur un passé historique commun » 2 . Ainsi, en fondant une exposition exclusivement sur le témoignage, et en transposant en totalité sa liberté au musée de société, nous pourrions peut-être produire une nouvelle approche institutionnellement du musée de société, exacerbant sa vocation d’acteur social.
Que signifie donc la radicalité et sous quelle forme pourrait-elle s’exprimer, via le témoignage, afin d’éprouver au mieux le musée de société actuel, et lui permettre d’évoluer vers l’expression individuelle libre ? Ce qui doit être radicalisé dans le témoignage réside à la fois dans ce qu’il est, et ce qu’il représente. La radicalisation du témoignage passerait alors par l’expression libre de sa nature, comme objet muséal issu de la société, représentant un point de vue unique et subjectif.
Un témoignage radical s’exprimerait sous forme de matière brute. Cela désigne un récit personnel livré sans filtre, sans que le musée n’intervienne pour l'interpréter, l’organiser ou le contextualiser. En laissant la parole s’exprimer librement, le témoignage créerait-il de nouvelles formes de récit plausible applicables par les musées de société ?
La radicalisation du témoignage ne peut se réaliser qu’aux travers d’un traitement également radical des éléments composant son environnement muséal. Cet environnement est notamment représenté par l’approche curatoriale, dont le rôle est de construire un discours reliant savoirs objectifs et récits subjectifs pour les exposer au grand public. Pour laisser s’exprimer radicalement le témoignage, il faudrait minimiser l’approche curatoriale. Un cadre non modéré permettrait au témoignage d’être pleinement un acteur du discours muséal, libre de son expression, et ainsi capable de réaliser pleinement sa vocation d’objet d’expression sociale libéré.
Comment repenser radicalement l’expression des savoirs au musée ? Limiter l’intervention curatoriale, dont le rôle est de contextualiser et de regrouper les documents d’une exposition afin de structurer un propos objectif, soulève de nombreux défis quant à la clarté et la pertinence de l’information transmise. Cela permettrait pourtant d’éviter le risque que l’exposition, dans sa fonction de représentation, ne fasse que « l’objet trahisse son monde ou bien qu’il vienne à en créer d’imaginaires » 3 , comme le note Linda Idjeraoui-Ravez. En effet, nous l’avons abordé dans la première partie, l'institution a tendance à modérer et contextualiser les propos d’un témoignage, pour le mettre au service d’un propos global, allant à l’encontre de sa capacité à représenter un point de vue pleinement réel, brut.
Cependant, le musée de société peut-il réellement offrir un espace de parole sensé sans contextualisation ? En effet, la légitimité du musée repose sur sa capacité à donner un discours structuré et objectif. Comme le précise Linda Idjeraoui-Ravez : « sans ce travail du chercheur, la mission publique du musée n’existe plus dans sa capacité à garantir le savoir exposé » 4 . Le choix d’une exposition radicale du témoignage, en remettant en question l’emploi de l’objectivation scientifique, questionne le rôle muséal de garants culturels et intellectuels.
Ce projet présente de nombreux risques et limites, que nous devons mettre à l’épreuve, afin de définir comment le musée de société pourrait évoluer dans le sens de l’expression individuelle libre, pour incarner pleinement la société, sans renier ses principes fondateurs. Nous élaborerons ainsi les premiers schémas de l'hypothèse d'un équilibre optimal. Pour cette étude, nous nous passerons de l’emploi du témoignage de nature artistique, n’étant pas soumis aux contraintes d’objectivations muséales.
b. Peut-on exposer sans cadre narratif scientifique ?
Pour faire évoluer le musée de société, nous avons premièrement besoin d’étudier sa relation aux savoirs institutionnels. L’une des questions fondamentales soulevées par l’exposition du témoignage brut est de savoir si une exposition peut exister sans cadre narratif scientifique et objectif. Qu’est-ce que l’exposition radicale du témoignage implique-t-elle cependant réellement ? Comme nous le disions en amont, n’est-ce pas une illusion de croire qu’on peut donner à voir sainement au public une exposition, sans intervention théorique d’aucune sorte ? L’exemple des réseaux sociaux, qui ne sont régis par aucune forme de médiation, libèrent de fait l’expression de la violence. N'est-ce pas aussi dangereux ?
Arrêtons-nous sur ce terme sain. Il signifie « Qui est doué d'un bon équilibre psychique, dont le comportement intellectuel et/ou moral ne révèle aucune déficience ni perversion » 5 selon la définition du Larousse. Ces mots sont nécessaires pour comprendre où se positionnent les limites de notre théorie. Si le témoignage brut mène à une forme d'exposition antidémocratique ou violente, elle ne présentera pas une solution positive pour promouvoir le musée de société. Notre concept ne se veut pas destructeur, mais constructeur.
Notre première limite se trouve donc ici, serait-il impossible d'exposer uniquement le témoignage au musée ? Les témoignages partagent des points de vue personnels sur un événement ou une situation, marqués par des perceptions individuelles. Si on se limite à ces récits, comment s’assurer que l’exposition produise un discours cohérent ou moral pour le visiteur ? L’un des rôles fondamentaux du musée est de permettre un débat éclairé sur des questions sociales, culturelles ou politiques. L'anthropologue Emmanuelle Lallement souligne l’importance du contexte dans une exposition. Selon elle, contextualiser, c’est faire état de toutes les histoires écrites, réécrites, confisquées, rendues : « L’objet n’est pas une donnée immobile, il s’inscrit dans un processus » 6 . Cette citation met en évidence la nécessité d’un cadre pour donner du sens aux objets, aux récits et aux témoignages présentés dans un musée. Sans un minimum de contextualisation, ou de médiation, le témoignage peut apparaître comme isolé, fragmentaire, et ne pas réussir à transmettre un discours complexe, facilitant ainsi la génération de biais de pensée uniques et dangereux.
Cependant, le témoignage peut peut-être s'inscrire dans un processus autosuffisant, reproduisant le cadre théorique. Les témoignages, entre eux, pourraient concevoir une forme de contextualisation qui leur est propre. Admettons que l’on expose ensemble divers témoignages qui se répondent et s’équilibrent, ne pourraient-ils pas reproduire une vision objective des faits? A cela, nous pouvons encore opposer la théorie de micro et macro histoires de Suzanne Macleod. Elle exprime que l’emploi de micro récit uniquement ne serait peut être pas capable de synthétiser l’histoire comme l’institution scientifique peut le faire. Mais l’agencement du discours des témoignages par le cadre muséal annulerait ce risque. Il s’agirait là d'une forme de contextualisation indirecte, dans laquelle le cadre curatorial est présent par la prise de décision et l’équilibrage, mais restreint dans la contextualisation scientifique. Le cadre théorique existe alors, mais il est donné à voir de telle manière qu’il passe presque inaperçu pour le public.
Cet exemple montre une autre manière de diffuser le savoir minimisant la contextualisation, relevant d’un premier levier d’action, que nous pouvons mobiliser pour faire évoluer le musée de société dans le sens de l’expression libre. Néanmoins, le témoignage, nous l’avons vu, doit être encadré par une forme de contexte.
c. Peut-on limiter la prise de décision curatoriale ?
Le second point crucial de notre réflexion est de savoir si l’on peut limiter l’intervention curatoriale, lors des prises de décision concernant les témoignages exposés. En effet, la présence du témoignage dans le cadre du musée est régis par un ensemble de choix, définissant sa sélection et son exposition selon des critères définis par le curateur. Cette prise de décision n’est pas forcément négative. Cependant, afin de mener à bien notre expérience, nous devons voir ce qu’il advient lorsqu’on tente de le supprimer. La radicalité du témoignage pourrait-elle se manifester au travers des choix ou des non-choix concernant les principes de sélection?Premièrement, Comme le souligne Michel Côté, directeur du musée de la civilisation de Québec, « exposer, c’est choisir » 7 . Dès lors qu’un choix est effectué – ne serait-ce que sur les témoins à inclure, sur l’ordre de présentation des témoignages, ou sur leur mise en espace – l’intervention curatoriale est présente. Même la sélection la plus neutre possible est une forme d’interprétation. Michel Côté précise encore que, en exerçant des choix, les musées « favorisent un point de vue, traduisent des faits dans le cadre d’une programmation fondamentalement ouverte et perméable. Et ils recommencent sans fin » 8 . Le musée, qu’il le veuille ou non, influence la perception des visiteurs à travers les choix qu’il opère.
Nous pourrions imaginer que des outils de sélection plus aléatoires ou algorithmiques supprimeraient la notion de choix. Comme le Bauhaus faisait l’usage de la géométrie, de grille de composition, et du chiffre d’or, nous pourrions envisager de concevoir des systèmes algorithmiques, régis par la neutralité scientifique, pour appliquer des choix.
Mais ici encore la démarche même résulte d’un parti pris, et donc d’un choix opéré. Aucune action n’est possible, sans le choix. Une technique de selection aléatoire ou algorithme permettrait cependant de limiter l’intervention curatorial, la réduisant à son initiative. Le principe d’initiative permet de cadrer une démarche, de générer un processus, tout en laissant libre ou aléatoire la suite de l’action. Il s’agit ici d’un deuxième levier d’action, minimisant l’intervention curatoriale, que nous pouvons mobiliser pour faire évoluer le musée de société dans le sens de l’expression libre.
Ensuite, la forme brute du témoignage que nous abordions en première sous-partie réside peut-être dans la capacité à capter, enregistrer le témoignage le plus brut possible ? Là encore, la captation de ces témoignages semble obligatoirement régie par des choix: quelle durée est nécessaire à la bonne compréhension d’un propos, quel angle de caméra choisir dans le cadre d’une vidéo ? Par ailleurs, même en cherchant à capter des récits sans médiation, en laissant les choix du témoin l’emporter, le contexte d’enregistrement influencera nécessairement le témoin. Le fait de savoir que son récit sera exposé dans un musée ou diffusé à un large public peut amener le témoin à une forme d’autocensure ou de reformulation, qu’elle soit consciente ou non. Le témoin adaptera en effet son récit en fonction de ce qu’il pense être attendu ou dans le souci de ne pas heurter certaines sensibilités. Dès lors, un témoignage enregistré pour faire exposition n’est jamais brut.
Il existe cependant une seconde forme de témoignage qui pourrait permettre plus aisément d’atteindre une expression brute, il s’agit de témoignage “d’archive”. Non conçut pour le propos d’une exposition, réalisé à titre parfois intime, cette forme est la plus radicale que nous ayons pour exprimer un témoignage brut. Nous trouvons ici, un troisième levier d’action, minimisant l’intervention curatoriale, que nous pouvons mobiliser pour faire évoluer le musée de société dans le sens de l’expression libre.
Enfin, l’exposition du témoignage de manière générale pose un problème de représentativité. Quelques témoignages individuels peuvent parfois être extrapolés par le musée pour représenter l’expérience d’un groupe ou d’une époque. Pour éviter de simplifier des événements complexes ou de renforcer certains stéréotypes sociaux liés à des divergence d’avis, une représentation des pluralités de points de vue est indispensable.
Pourtant, ce serait une illusion de croire que les témoignages, même en grand nombre, peuvent vraiment représenter la diversité du monde. Par son concept même, le témoignage brut représente le fait que chacun, par sa sensibilité et son vécu unique, peut apporter un point de vue utile à la construction du véritable récit de la vie. Considérer que certains témoignages valent plus la peine que d'autres d’être présentés, nous éloignerait de la vocation sociale du musée de société. Comme le précise Emmanuelle Lallemand : « Opérer des choix, c’est discriminer – ce qui touche, on l’a vu, au discernement scientifique et à la possible injustice » 9 .
Comment faire alors pour composer sans le choix ? Travailler de nouveau avec le hasard ? Exercer un tirage au sort ? Cela reviendrait à mettre tout le monde à égalité. Mais rappelons que tous les individus ne sont pas compatibles avec l’environnement muséal. Des témoins présentant une offense à la liberté des autres ne peuvent pas trouver leur place dans cette institution démocratique. Additionnellement, le musée est un lieu d'objectivité, qui ne peut pas proférer des mensonges, simplement par la volonté de donner la parole à chacun. En effet, tout le monde n’est pas légitime de traiter d’un sujet complexe. Un individu n’ayant pas de connaissance théorique approfondie du sujet, ni d’expérience vécu, ne peut apporter une connaissance consciente du fait. C’est ici que la tension est maximale. Même en souhaitant l’égalité de prise de parole, il n’est pas possible de la réaliser, dans une optique saine du rapport à la démocratie.
Bien que l’hypothèse d’une exposition testimoniale radicale ne puisse dépasser le stade de l’utopie, elle nous a permis de relever des leviers d’action permettant de déployer le concept de musée de société. Le premier levier est l’autosuffisance contextuelle d’un groupe de témoignage, possible via l’encadrement curatorial, reproduisant le cadre théorique. Le second levier est le principe d’initiative curatoriale, permettant de générer un processus, un principe d’application objectif, tout en laissant libre ou aléatoire la suite de la narration par les témoignages. Le troisième levier est l'emploi du témoignage “d’archive”, permettant une expression testimoniale la plus naturelle, la plus brute et sincère possible. Ces trois leviers nous ouvrent des voies d’applications pour repenser le rapport au savoir muséal, ainsi que la manière dont le témoignage pourrait être exposé et sélectionné afin de représenter au mieux sa fonction sociétale. Nous étudierons, dans une troisième partie programmatique, comment développer et appliquer ces leviers au sein d’un processus de design concret, afin de réduire les tensions entre institution et société, figeant le concept de musée de société.
1 ICOM, “ Démocratie culturelle et inclusion”, consulté le 20/11/24, publié en 2015 sur le site « ICOM »
2 Idjeraoui-Ravez, L. Le témoignage exposé : du document à l’objet médiatique, La collection Communication et Civilisation, 2012, p29
3 Ibid. p 121
4 Ibid. p 14
5 Definition du terme sain, consulté le 25/10/24, publié sur le site « Larousse »
6 Lallement, E. Peut-on tout exposer - Les musées au cœur du débat contemporain, brochure d’ICOM France résultant d’une table ronde, mai 2024, p 41
7 Côté, M. “Musée de la Civilisation Les musées de société : le point de bascule” Publié dans Revue HERMÈS n°61, (2011), p116 consulté le 17/10/24, publié sur le site « Cairn.info »
8 Ibid. p 117
9 Lallement, E. Peut-on tout exposer - Les musées au cœur du débat contemporain, brochure d’ICOM France résultant d’une table ronde, mai 2024, p 42
Figure 1. L'expérience radicale du témoignage comme unique objet d'exposition
Figure 2.
N’exposer que le témoignage
Figure 3.
Le témoignage brut
Figure 4.
L’objet institutionnalisé trahissant son monde
Figure 5. Créer un discours cohérent à partir du témoignage brut
Figure 6.
Témoignages auto équilibrés encadrés par l'institution
Figure 7. Le témoignage systématique
Figure 8.
Certains témoignages valent-ils plus la peine
que d'autres d’être présentés ?
que d'autres d’être présentés ?